Une lumière un peu cradingue, l'aube ou le crépuscule, peut-être. Une chambre fatiguée, à peine décorée. L'homme fume une cigarette, assis au bord du lit encore chaud, le regard vague. La femme est étendue, la tête emmitouflée dans un oreiller, les yeux fixement tournés vers lui. Entre eux deux, le silence à perte de vue.
On peut se poser mille questions, en les observant. Ces deux amants s'aiment-ils encore ? Ou bien sont-ils sur le point de se quitter ? Vont-ils refaire l'amour dans un instant ? Ou bien se déchirer ? Est-elle fâchée, déçue, inquiète ? Est-il absent, rêveur, ailleurs ?
A chaque fois que je contemple cette image, je ne parviens pas à savoir ce qu'ils sont vraiment, ni où ils se trouvent, ni même ce qui va leur arriver. Mais je suis absolument certaine d'une chose : c'est qu'il ne sait encore rien, et qu'elle sait déjà tout.
C'est de cela que je voudrais parler aujourd'hui : de ce qui se passe dans le cœur des femmes. De ces sentiments complexes, changeants, pluriels, contradictoires, étouffés, niés, avoués, qu'on ne prend pas toujours le temps d'écouter et qui pourtant, jaillissent soudain en nous avec une inébranlable certitude.
Léonide Bischoff, Fatima Daas et Annie Ernaux sont trois autrices qui ont su, chacune à leur façon, mettre des mots (et des images!) sur ces pensées ordinairement tues. Cela m'a émue, d'entendre ces femmes-là se livrer, brutalement. Avec leur talent bien sûr, leur intelligence aussi, inévitablement. Leur faille, leur fragilité, leurs doutes, aussi. Mais surtout : avec leur liberté. Ou, au moins, et c'est là l'essentiel : avec leur désir de liberté.
On se reconnait dans la lumière, ou bien dans l’ombre, de chacun de leurs textes. Parfois l’air nous manque et dedans, ça étouffe. Parfois, les incessantes morales et autres charabia du monde ne nous laissent plus entendre le vacarme de leurs vérités. Mais il suffit d'un peu de silence, de temps et de recul pour que les sentiments se tissent, se fondent, s’emmêlent et que dans ces nœuds inextricables se logent, justement, le propre de nos identités.
Les multiples désirs
Anaïs Nin sur la mer des mensonges, Léonie Bischoff
Bien entendu, il y a d'abord les journaux intimes de l'autrice Anaïs Nin, qui sont des œuvres essentielles à propos de la sexualité féminine. Mais il faut absolument lire aussi Anaïs Nin sur la mer des mensonges, un merveilleux roman graphique qui les met en mots et en images avec une poésie infinie.
On y parle de désirs intarissables, d'envies interdites, de tendresses infinies. Toutes les forme d'amour s'y retrouvent, des plus naïves au plus terribles, sans que le jugement ne vienne jamais s'en mêler. La destruction danse avec la liberté et les aveux, avec les mensonges. Chaque sentiment est effleuré sans jamais être broyé, grâce à la délicatesse des illustrations qui prend le relais à chaque fois que l'indicible remplit le cœur de l'héroïne.
Les confusions sentimentales
La petite dernière, Fatima Daas
Un autre cadeau de cet automne : La petite dernière, le premier roman de l'autrice Fatima Daas qui nous livre, avec une sincérité absolue, la confusion de ses propres certitudes.
Elle nous partage sa vie en fragments de récit, sorte de fil de pensée discontinu qui la mènera, peu à peu, jusqu'à elle-même. Sans jamais se réduire à une seule réalité, l'autrice dresse le portrait complexe d'un être partagé entre ce qui la définit, ce qui lui a été transmis, ce qui la dépasse et ce qui l'habite. Sa situation nous rappelle évidemment à notre propre difficulté d'être nous-mêmes, lorsque nos désirs ne s'accordent pas avec ce que l'autre attendrait de nous. On se promène à ses côtés, partageant avec elle le goût pour les doutes, pour les errances, pour les infimes changements, les éternels questionnements et les inévitables amours.
Les invisibles chaînes
La femme gelée, Annie Ernaux
Lorsqu'on ouvre un livre de Annie Ernaux, on comprend instantanément que l'on est face à un monument de la littérature. Son écriture toute entière témoigne d'une liberté sans faille. Les mots se déroulent, se lâchent, s'offrent, se chahutent, comme s'ils n'étaient que la prolongation directe de l'esprit lui-même. La vie est soudain mise en mot.
Dans son livre "La femme gelée", l'autrice nous révèle -avec une cruelle justesse- les pièges de l'ordinaire qui l'ont figée dans la parade de la bonne épouse. Avec elle, nous disséquons patiemment les petites choses insignifiantes qui divisent le monde et, plus encore, cette docilité pour ne pas les soupçonner, pas les entendre, pas les comprendre. Chacun de ses mots, par l'intelligence et la lucidité qui s'en dégagent, éclaire le sentier qui se trouve sous nos propres pieds. A lire absolument.