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Ce qui nous encombre

Nous avons toutes et tous des choses qui nous pèsent et que nous gardons pourtant fermement avec nous. Elles sont protéiformes, multiples et infinies, matérielles et conceptuelles, corporelles et émotionnelles, imposées, involontaires, regrettées, souhaitées, justifiées, changeantes, vaporeuses, étouffantes...Peu importe. Leur point commun est d'être là et de peser, fortement peser, à l'endroit de notre légèreté.


Nous aurions certainement pu nous en débarrasser avant, lorsqu'il était encore temps. Mais nous les avons conservées parce qu'à un moment, dans des circonstances qui n'existent peut-être plus et pour des raisons que nous avons oubliées depuis, cela avait un sens. Qu'il soit celui du devoir, de l'espoir ou du désir, cela nous semblait justifiable. Si bien que nous avons appris à avancer avec. Et même -c'est le talent des êtres humains- à ne plus savoir avancer sans.


Nous voici donc liés à elles. Impossible de les jeter, de les ignorer, de les égarer. Elles font dorénavant partie de notre fragile équilibre. Que se passerait-il, si nous les abandonnions ? La décomposition, nous en sommes certain·es. La perte de soi, de ce que nous étions, de ce que nous avons vécu, connu, aimé. S'en suivrait la chute, inévitablement la chute. C'est cela que l'on pense : conserver ce qui a un jour compté nous rappelle à notre existence. Conserver nous protège de l'irréversible effondrement et peut-être même de l'intolérable oubli.


Alors nous tenons bon. Malgré le poids, le doute, la lassitude, nous nous accrochons et nous portons ce qui doit être porté. Bien sûr, le temps nous charge à mesure qu'il passe mais la nature est ingénieuse et nos bras aussi prennent de la force : c'est ainsi que l'on s'adapte et que l'on remplit encore, et encore, et encore, nos bras grands ouverts.


Puis, vient cet instant où l'on sent soudain nos muscles se tendre.

Notre dos, se fatiguer.

Notre corps, se ratatiner.


Et tandis que sous le poids de ces choses, notre visage autant que notre identité s'évanouissent peu à peu, en même temps, nous nous mettons à chuter. Ce vertige que nous avions tant craint nous emporte sans que l'on puisse l'éviter et nous nous trouvons

suspendu·es dans l'air, les bras et la tête flottants.


Cet instant, juste avant le fracas contre le sol, est fabuleusement agréable.

Nos membres débarrassés des tensions, notre esprit à la renverse, notre cœur étourdi,

Est-ce que nous volons ?


Autour, nous n'entendons personne.

Nous, et rien d'autre.

Concentré·es sur sur nos mouvements imperceptibles, nous remuons le bout délicat de nos doigts, fermons nos yeux brumeux, entrouvrons notre bouche légère,

Saveurs indicibles du laisser-aller entre soi et soi,

Nous sommes tour à tour oiseaux, enfants, vents.

Et puis...


Patatra.


Le cul par terre, sur le bitume.

Bien sûr qu'on ne sait pas voler.


Le trottoir gris et sale se moque un peu de nous tandis que les passants pressés nous enjambent, l'air parfois désolé : eux aussi, certainement, ont les bras trop chargés.


Alors, on s’époussette et puis on se redresse. Debout, à nouveau. On regarde autour de soi. On regarde en haut, en bas. Et à nos pieds, on le voit : ce drôle de tas inqualifiable et désordonné qui s'est écroulé au sol en même temps que nous. Et alors, nous pouvons décider de ramasser ; ou pas.


Daniel Firman, Raw



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