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Vulnérables


Thomas Hirschhorn, Outgrowth

Ce matin, j'avais un rendez-vous de routine avec mon médecin généraliste. Il m'a demandé si ça allait, je lui ai répondu que personne ne pouvait vraiment aller en ce moment et il a souri. Après une ou deux secondes, il m'a dit : "Vous ne craquez pas, vous ? Moi, franchement, je suis au bord du burn-out."


Ce docteur me suit depuis plus d'une dizaine d'années et depuis plus d'une dizaine d'années, nos rapports s'étaient consciencieusement limités à un hochement de tête synchronisé avec une poignée de main négligée : "-ça va docteur, -ça va et vous, qu'est-ce qui vous amène ?" Jamais notre relation ne s'était aventurée en dehors de ce périmètre. Mais ce matin, nos excroissances émotionnelles dépassaient de nos carapaces et, sans manière, nous nous sommes mis à avouer nos fragilités mutuelles.


Je me suis demandée si c'était une expérience isolée ou bien si c'était le signe d'un mouvement plus général qui était en train d'émerger. J'ai repensé à l'œuvre Outgrowth de Thomas Hirschhorn, une accumulation de mappemondes toutes déformées par les guerres, les problèmes, les injustices, et il y en a tellement qu'on ne voit plus que ça : on ne voit plus que les souffrances.


Au fond, peut-être qu'à force d'être retenu·e·s, pressé·e·s, contraint·e·s, nous nous mettons collectivement à avoir besoin de partager ce que, jusqu'alors, nous taisions. Peu à peu, tous ensemble, nous fissurons. A la boulangerie, au travail, à la maison, partout, ça se met à craquer ; ça n'est pas forcément volontaire, simplement personne ne sait exactement comment faire pour contenir des sentiments fermement décidés à déborder. Les vérités enfouies se faufilent jusqu'à nous submerger et s'échapper de nous. Alors, nous n'avons plus d'autre choix que celui d'assumer notre vulnérabilité, c'est-à-dire le fait que nous pouvons être blessé·e·s, endommagé·e·s, attaqué·e·s. Nous faisons tomber les blindages et les simulacres de puissance au profit d'une certaine vérité.


Ce n'est pas une simple expérience individuelle : notre société toute entière est traversée par cette quête de vérité. Les mobilisations massives derrière #meetoo ou encore #blacklivesmatters en sont la preuve : les victimes sont prêtes à prendre la parole afin de briser les tabous et réclamer justice. Plus récemment, le hashtag #meetooinceste (apparu après la parution du livre La Familia Grande de Camille Kouchner) a suscité une vague inédite de témoignages de personnes victimes d'inceste. Une foule étourdissante de voix plurielles qui, enfin, s'est accordée le droit à la parole.


Il nous faudra certainement encore beaucoup de courage pour parvenir à contrer tous les mensonges que les belles images préfèreraient raconter. Il nous faudra encore beaucoup de force commune pour remettre dans le bon sens les réalités inversées. Mais cette force là, j'en suis convaincue, ne pourra se puiser qu'à un seul endroit : au cœur de notre propre vulnérabilité.



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