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Penser autrement

La question des références est intéressante car elle sous-tend celle de l’apprentissage : avoir des références signifie avoir eu accès à une certaine culture. Or, si le tronc commun de cette culture s'apprend certainement à l'école, il faut avouer que l’école et moi ne nous sommes jamais vraiment compris. Au lieu d'y découvrir les joies de l'apprentissage et du savoir, j’y ai cultivé l’âcre goût de l’échec, de l’incompétence et de l’ennui. Je ne pouvais dépasser ce sentiment que la classe était scindée en deux : ceux qui savaient, et ceux qui ne savaient pas. Incapable de mémoriser tant de dates, de noms et d'informations disparates, je me désespérais de ne pas trouver sur ces bancs ce que j'aimais tant dans la vie : dessiner, chanter, danser, rêver.


Fort heureusement pour moi, j’ai eu la chance de faire des études supérieures en intégrant une merveilleuse école d’arts et de découvrir qu’à cet endroit, nous avions le droit -et même le devoir- de penser de travers ! La majorité des cours était en effet destinée à nous révéler des idées inattendues, inexploitées, surprenantes, incongrues… Et chaque jour passant, je comprenais qu'il n'y avait pas UNE culture mais bien DES cultures, éclectiques et protéiformes, disposant d'un langage et d'un code qui leurs étaient propres.


Cette pluralité culturelle m'a permis de trouver des clés d'appréhension et de réflexion intimes, inédites et inspirantes... Elles n'étaient pas conventionnelles, mais elles étaient miennes. C'est de cette façon que j'ai appris, au fur et à mesure, à formuler mes propres pensées et à faire de mes soit-disant défauts le socle de mes nouvelles qualités : prôner la liberté, le doute et la tentative plutôt que la docilité, la certitude et la récompense. Ces fameuses brèches que je chéris encore aujourd'hui, sans cesse.


Les trois livres dont je désire parler ici sont des invitations vers ce pas de côté : c'est-à-dire des invitations à contourner ce que l'on pensait savoir, ce que l'on pensait évident, ce que l'on pensait vrai. Ce sont des ouvrages qui incitent à douter, à remettre en question, à s'étonner et ainsi, à développer l'appétence du oui mais, crois-tu que, plutôt que celle du je sais que ou bien on m'a dit. Ils développent, enfin, une certaine ode à la modestie qui me tient à cœur, en ce sens que chacun des auteurs a pris soin de s'attarder sur quelque chose qui, à priori, ne le méritait pas. L'audace de ces regards m'inspire sans cesse. Cette volonté de considérer à l'envers ce qui était, de prime abord, fait pour être observé à l'endroit. Ces trois livres rendent ainsi justice à toutes les pousses fragiles et invisibles, trop souvent étouffées et cachées par les vaniteuses roses.



Déceler les codes invisibles

On n‘y voit rien, Daniel Arasse


C'est un livre aussi facile que captivant. Daniel Arasse, éminent historien de l'art, nous accompagne à l'intérieur de célèbres tableaux. Livrant ses propres enquêtes, nous constatons à ses côtés à quel point, en effet, nous ne voyons rien. Avec bienveillance et intelligence, il nous apprend à décentrer notre regard du motif principal pour remarquer les éléments moins visibles, moins éclairés et pourtant tout aussi essentiels, à l'instar de cet étrange et tout petit escargot rampant discrètement au premier plan de L'Annonciation de Francesco del Cossa. On finit ce livre avec deux sentiments appréciables : d'abord, celui d'avoir appris des choses intéressantes. Ensuite, celui d'avoir compris quelque chose de fondamental : le regard, simplement le regard, suffit à révéler beaucoup d'indices sur ce que nous pensions ignorer !




Douter des pensées établies

Energie et équité, Ivan Illich

Ce livre met un véritable coup de poing dans nos idées reçues. Auteur et penseur de l'écologie politique (mouvement qui émerge dans les années 70), Ivan Illich pose dans cet essai d'une petite centaine de pages un regard inspirant et juste sur les possibles voies d'amélioration dont nous disposons. De part leurs originalités, plusieurs de ses hypothèses sont encore très actuelles. Je pense notamment à la notion de vitesse généralisée : il s'agit d'une comparaison de vitesse qu'il établit entre la voiture et le vélo. En prenant en compte la distance parcourue mais aussi le temps que l'on passe à travailler pour la financer, la voiture s'avère alors moins rapide que le vélo ! Un constat qui nous pousse à repenser notre relation à la rapidité, à l'environnement et aux usages soit disant efficaces et modernes. On en ressort avec une furieuse envie de marcher, de pédaler, et surtout, de mieux réfléchir.




Prendre au sérieux ce qui ne l'est pas

L'idiotie, Jean-Yves Jouannais

Tout est dit dans le titre de ce livre manifeste ! Il ne s'agit pas d'une plaidoirie défendant la bêtise : l'idiot désigne ici le simple, le singulier, l'unique. Et grâce à une analyse scrupuleuse et éclairante, l'auteur Jean-Yves Jouannais montre comment cette idiotie est devenue le langage de l'art moderne dans le cinéma, la musique ou encore la littérature. De Gustave Flaubert à Gilles Barbier, il est absolument passionnant de découvrir comment le rire et l'absurde libèrent les vérités de notre société bien-pensante. Il s'agit donc là d'un essai très sérieux et ambitieux afin de découvrir l'intelligence et la gravité qui se nichent à l'intérieur même des actes créatifs les plus insensés et les plus idiots.



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