Rencontre avec Roberte LaRousse
Le collectif Roberte la Rousse, fondé par l’artiste Cécile Babiole et la chercheuse Anne Laforet, développe des projets artistiques visant à démasculiniser la langue française. Pour cela, le collectif traduit des textes français en "française", c’est-à-dire en féminisant l’ensemble des mots grâce à des algorithmes complétées par des corrections manuelles. Un véritable retournement du genre. Le collectif nous ouvre les coulisses de leurs créations en acceptant de répondre à trois questions, depuis la naissance de leurs idées jusqu'à leurs espoirs des brèches futures.
Comment est née cette idée d’un langage entièrement féminin ?
" Roberte la Rousse est une collective cyberféministe qui développe des projets artistiques et critiques, fondée par Cécile Babiole, plasticienne, et Anne Laforet, chercheuse. Dès la départ, en 2016, en créant notre collective Roberte la Rousse nous souhaitions travailler sur les thématiques croisées : langue, genre et technologie. D’ailleurs notre nom Roberte la Rousse se réfère à deux dictionnaires françaises bien connues : la Robert et la Larousse et cette choix indique clairement notre intérêt pour la langue et sa subversion.
Notre projet artistique En française dans la texte a pour origine notre volonté de lutter avec humour contre la sexisme ordinaire en s'attaquante à la paternalisme inscrite à la cœur de la langue française, de sa grammaire et de sa usage. L'histoire de la genre linguistique ne s'est pas faite seulement par l'usage des locutrices, elle est surtout la résultat d'une lutte idéologique (incarnée entre autres par l'Académie française puis prolongée de manière implicite par les outils en ligne qui reproduisent les stéréotypes) pour imposer la primauté de la masculine à la détriment de la féminine et pour invisibiliser et discriminer les femmes dans l'espace sociale.
Notre souhait était de démasculiniser la langue, en utilisant des méthodes algorithmiques.
Nous avons expérimentée plusieurs options parmis lesquelles la remplacement des substantives masculines par des synonymes féminines. Cela aboutissait à des résultats intéressantes sur la plan littéraire, mais rendait la sens assez obscure.
Nous n’avons pas retenue cette option car la compréhension nous semblait prioritaire.
Nous nous sommes donc tournées vers une féminisation beaucoup plus simple qui consiste à remplacer les formes masculines par les formes féminines existantes. Cette principe de féminisation, nous l’appelons « La bonne usage » en référence à la grammaire la Grévisse étudiée par des générations d’écolières. Elle fait l’objet d’une scripte de traduction automatique à la féminine."
Les mots : prison ou liberté ?
"La langue est une code commune à une groupe de locutrices qui doivent respecter la consensus sous peine de ne plus pouvoir communiquer. Mais cette code est relativement élastique et évolutive. La langue n’obéit pas seulement aux institutions dominantes qui tentent de l’instrumentaliser sous la forme de langue de bois trompeuse et autres «éléments de langage» mystificatrices, ou qui, comme l’Académie française, essaye de la pétrifier dans des formes passéistes et erronées. Toutes les tentatives autoritaires de normer la langue se trouvent bien impuissantes face à la créativité des nombreuses locutrices qui inventent chaque jour de nouvelles mots et expressions.
C’est autant la langue parlée et les argots que les apports des autres langues qui la façonnent. Et les artistes ou les activistes (autrices de slogans) participent à sa évolution.
La langue est autant une milieu qui nous entoure et nous façonne qu’une outil d’émancipation. En brève, la langue appartient à toutes celles qui la parlent."
Quelle brèche espérez-vous créer dans notre réalité ?
"Avec notre projet artistique En française dans la texte, nous souhaitons provoquer une prise de conscience de l'invisibilisation des femmes dans la langue française toute en produisante une texte aux accents poétiques et non dépourvue d'humour. Car l’application de notre algorithme de féminisation automatique aboutit parfois à des trouvailles littéraires (« Vous n’aurez pas la culotte d’élire une homme à nouvelle! »).
Des discussions avec notre publique, elle ressort que, passée une courte période d'adaptation, la française ne posait pas de problème de compréhension, mais générait plutôt une sentiment d'étrangeté familière propice à la remise en question des conformismes. Nous avons reçue de nombreuses encouragements à poursuivre notre travail de subversion linguistique."
Un monde basculé au féminin
En poussant la féminisation du langage à son extrême, le collectif Roberte la Rousse rappelle que le langage reste notre premier acte de résistance. En tant qu’instrument de la pensée, il détient le pouvoir fondamental de donner corps à nos idéaux. Alors, du mieux que nous pouvons, tâchons de nous méfier des pernicieuses invisibilités et autres soit-disant détails qui portent un monde que nous pouvons refuser. A l’écrit, à l’oral, dans les rues, dans les médias, dans les discours, dans chaque parole que nous écoutons ou bien que nous prononçons, ne l’oublions pas : un seul mot peut changer toute l'Histoire et c'est de notre langage, en tout premier lieu, que naîtra un futur désirable. L’écoute d’un extrait de texte en "française" dans la vidéo ci-dessous est édifiante : nous sommes partagé·es entre le désir de sourire devant cette langue nouvelle, et l’indignation provoquée par ce masculin qui, en disparaissant, révèle son omniprésence.
La puissance du langage
Les mots… Nous les contemplons dès nos premières années de vie. En grandissant, à force de devoirs et de leçons, nous goûtons à leurs parfums : la liberté qu’ils déploient mais aussi leurs conventions, ces on dit et ces on ne dit pas. Les surlignant de jaune et de rouge, nous retenons leurs constructions, leurs sens, leurs règles et leurs rôles. Puis nous rencontrons leurs vivacités et leurs capacités à s'inventer et disparaître, selon les modes et les histoires. En intégrant le pouvoir qu'a le langage de se transformer et de se plier aux convictions et aux contextes, nous mesurons au même instant l’indéniable impact d’un champ lexical sur notre perception du monde. Alors, ces mots, nous les apprivoisons. Nous nous mettons même à les mâcher, de sorte qu'ils changent de forme afin de tenir dans celles de notre désir. Car, nous l’avons compris : le langage a le pouvoir de nous lier. Ils sont le corps de nos pensées et les êtres qui les comprennent deviennent nos sœurs, nos frères, nos ami·es, nos complices.
Les mots qui vont surgir savent de nous des choses que nous ignorons d’eux. (René Char)
Et puisque nous pouvons rallier les autres à nous-mêmes, alors nous nous prenons même à convaincre toutes celles ou ceux qui nous écoutent. Le langage prend ainsi le visage de nos combats, de nos idées, de nos engagements. Mais dès lors que notre responsabilité est engagée, il faut apprendre à se méfier des mots. Car leur faculté d'évolution les rend, par définition, également poreux aux changements de vérités et de mœurs... Tourner sept fois notre langue dans notre bouche nous évitera certainement de fâcheux lapsus et indélicatesses, tout en nous assurant la précieuse rigueur dans le choix de nos paroles. Mais cela ne nous protégera pas de ce que nous ignorons.
Les mots peuvent être comme de minuscules doses d’arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu’après quelque temps l’effet toxique se fait sentir. (Victor Kemplerer)
Qui sont ces mots que l’on ne soupçonne pas ? Voilà la véritable question. Car c'est un fait : nous sommes parfaitement incapables de reconnaître la teinte amère de tant de mots employés innocemment, au quotidien. Comment pourrait-il en être autrement, puisque notre langue s’est construite il y a des siècles, et qu'elle continuera de se faire bien au-delà de notre modeste personne. Dans son livre Non, le masculin ne l'emporte pas sur le féminin ! Petite histoire des résistances de la langue française, l’historienne Eliane Viennot explique ainsi que la langue française n’a pas toujours été si masculine… A titre d’exemple, la règle d’accord de proximité (faisant que le dernier mot -et non le masculin- l’emporte) était courante. Mais au XVIIe siècle, l’Académie décida de reconsidérer cette règle avant de l’abolir, sous prétexte de supériorité masculine.
Quand on explique aux enfants “Le masculin l’emporte sur le féminin”, ce n’est pas seulement une règle de grammaire, c’est une règle sociale qu’on leur apprend. Si on explique à une femme qu’elle est avocat, et qu’elle ne peut pas être avocate, on reproduit dans notre tête que c’est une profession pour les hommes. (Eliane Viennot)
Il y a quelques temps, durant la polémique autour de l’écriture inclusive ou épicène, certains se raillaient du désir de féminiser les noms des métiers. Pourtant, Eliane Viennot nous rappelle qu’il en était ainsi jusqu’au XVIIe siècle et que l’on disait charpentière, prévôte ou encore moissonneuse. A la lumière de cet éclairage, nous réalisons à quel point les mots véhiculent une pensée qui ne nous appartient pas mais que, forcément, nous subissons pourtant malgré nous.