Durant ces mois confinés, nous avons rêvé de grands espaces et d'horizon sans fin. Nous avons regardé le monde vivre sans nous, de l'autre côté de nos fenêtres, en trépignant à l'idée de bientôt pouvoir le retrouver. Mais désormais que nous sommes à nouveau dehors, nous constatons que nous ne sommes pas tout à fait revenu·es.
Ce n'est pas juste une histoire de distanciation et de gestes barrières : quelque chose en nous-mêmes est resté clos, à l'intérieur de nos propres murs. Bien sûr, nous avons repris nos trottoirs, nos habitudes, nos routes ; mais nous ne les regardons plus de la même façon.
Je crois qu'en nous volant notre liberté de déplacement, le confinement nous a mis face à une question fondamentale : celle de notre destination. Devenus étrangèr·es à nos propres chemins, nous doutons du sens de nos pas. Que faisons-nous là, exactement ? Pourquoi sommes-nous ici, précisément ici, et non là-bas ? Et d'ailleurs, où étions-nous donc si pressé·es de nous rendre ?
Brutalement, nous mesurons les enjeux liés à notre environnement. Et cela dépasse largement notre sphère intime. Au fond, ce n'est pas simplement une destination pour nous-mêmes dont nous nous sommes mis en quête : c'est une destination pour l'ensemble de notre société.
L'oeuvre Où pourriez-vous m'emmener ? de Sophie Calle me semble, en ce sens, éclairante. Déguisée en agent de péage, l'artiste a détourné les panneaux électroniques d’information d'une autoroute afin d'y diffuser des messages poétiques à l'intention des automobilistes et de récolter, durant toute une nuit, leurs réponses. Dans ces messages, il y avait cette question : "où pourriez-vous m'emmenez ?"
Ce qui est particulièrement touchant, c'est la façon dont elle s'est impliquée dans le voyage de l'autre et la responsabilité que cette implication a engendré. Aller quelque part est une décision qui nous appartient. Mais en imaginant embarquer un·e inconnu·e à nos côtés, alors inévitablement, nous veillons à choisir une destination qui serait souhaitable pour cette personne, aussi. C'est-à-dire que nous nous mettons à penser notre territoire intime comme un territoire potentiellement commun.
Nous sommes de plus en plus nombreux·ses à désirer changer de mode de vie et à être prêt·es à envisager d'autres façons de vivre ensemble. De plus en plus nombreux à savoir que la société, telle qu'elle est pensée aujourd'hui, fonce dans un mur. Mais que pouvons-nous faire, à notre mesure ?
La proposition sensible de Sophie Calle me semble merveilleusement inspirante pour guider ces interrogations actuelles. En effet, la question qu'elle pose n'est pas anodine : elle conjugue la question du désir, de la capacité et de l'invitation. Elle dépasse ainsi largement la simple relation à nous-mêmes afin de nous pousser à considérer nos propres mouvements comme faisant partie d'un tout.
Il s'agit, en somme, de penser le chemin que nous tracerons pour nous-mêmes comme un chemin devant être valable et ouvert à tous les autres. C'est ainsi, j'en suis convaincue, que nous serons en mesure de générer la mise en place d'un autre système, d'une autre pensée et d'édifier un futur aussi souhaitable qu'atteignable.