Analyse infime et intime
En guise d'ouverture de Brèches, je publiais le 02 mars 2020 un questionnaire participatif intitulé "Changer : qui veut, qui peut." Il me semblait essentiel d'explorer en tout premier lieu la relation que nous entretenions avec ce mot. Au fond, que mettait-on derrière ce verbe ? Avait-on l’impression, de façon univoque, que nous en avions le contrôle ?
La première question interrogeait notre amour du monde actuel : l’aimez-vous, oui ou non ? Je n’avais laissé aucune place à la nuance afin de recevoir un verdict sans appel. Le score fut édifiant : « Non » à plus de 80% des répondants.
Ce fut un premier soulagement. il me réconfortE de savoir que, d’un point de vue général, nous étions toutes et tous d’accord pour affirmer cela : non, le monde n’allait pas. M'étaient alors revenus les mots de Michel Serres disant au micro de France Inter, quelques jours avant son décès :
"Nous sommes en train de vivre une période exceptionnelle de l'Histoire. On a vécu 70 ans de paix, l'espérance de vie a cru jusqu'à 80 ans, la population paysanne est passée de 75 à 2 %... Par conséquent, toutes les institutions que nous avons créées l'ont été à une époque où le monde n'était pas ce qu'il est devenu. Elles sont désadaptées par rapport à l'état actuel du monde."
Oui, mais combien étions-nous à voir, dans cette inadaptation, un horizon ? C'était la question qu'il me fallait poser : en somme, combien étions-nous de rêveurs anonymes, d'utopistes debout ? Le résultat fut, lui aussi, radical.
Plus de 73 % évoquaient une transformation tandis que l'agonie -ou la destruction- restaient largement minoritaires. Tout de même, on pouvait parler d’un résultat encourageant. Encourageant mais, aussi, étonnant. Car finalement, comment se faisait-il que nous soyons autant à plaider l’espoir face à un monde si abîmé ? Pourquoi continuions-nous de penser que les choses pouvaient encore s’arranger ? D’où venait cet inépuisable optimisme de l’être humain ?
Dans la suite de son entretien, Michel Serres situait le véritable problème de notre société dans son incapacité à "réinventer" ses institutions :
"Quand on a fait la Révolution de 89, on avait Rousseau derrière. Aujourd'hui, on n'a personne, et c'est la faute à qui ? Aux philosophes. C'est leur rôle de prévoir ou d'inventer une nouvelle forme de gouvernement ou d'institutions, et ils ne l'ont pas fait."
Il m'a semblé voir, justement dans cet aveu d’absence, la brèche qui pouvait expliquer notre intarissable foi en un autre monde. Le fait que nous n’ayons pas de leaders de pensée suffisamment puissants pour nous guider nous poussait exactement vers ce précieux désir : être ceux dont jaillira le nouveau monde.
Parmi les répondants du questionnaire, une nette majorité assurait en effet préférer se consacrer aux chantiers de l'avenir plutôt que de regretter le passé. La présence d'idées nouvelles, n’attendant qu'une bonne occasion pour germer efficacement était, elle aussi, incontestable.
Mais alors, qu'est-ce qui nous empêchait ? Pourquoi ne parvenait-on pas à être autant efficaces que nous l'aurions voulu dans notre propre engagement ?
Parmi les réponses reçues à cette question, je fus surprise de la place accordée à la notion de volonté. Elle apparaissait clairement comme l’élément constitutif du changement ; loin devant la chance.
Bien sûr, d’autres critères tels que l’incontournable temps, le désirable réseau ou encore les exigeantes compétences composaient les autres éléments nécessaires au mouvement. Mais, à travers ces réponses, il me semblait tout de même effleurer un sentiment générationnel qui nous poussait, à l’instar d’Adèle Haenel, à nous lever. Non, nous ne savions plus accepter les compromis qui naguère suffisait à faire taire. Nous ne pouvions plus accueillir le monde que l’on nous tendait. Face à cette réalité essoufflée, il ne nous restait qu’à rêver d’autre chose… Et nous étions prêts à tout pour cela.
Confinement : et après ?
L'annonce du confinement a été faite quelques jours après l'ouverture de ce questionnaire. C'était très étrange pour moi de lire les réponses reçues, qui parlaient beaucoup de volonté, de choix, de désirs, tout en apprenant parallèlement qu'un drame absolument incontrôlable allait transformer nos vies, nos quotidiens, nos relations et nous mettre face à l'évidence de notre fragilité et de nos incertitudes. C'était, en quelque sorte, un incroyable hasard qui venait donner un tout autre relief à ma question première. Certes, il y avait les changements désirés... Mais que faire de ceux qui nous étaient imposés ?
Nous avons tous déjà vécus, dans notre vie, des changements marquants. Il m'intéressait donc de comprendre comment ces changements opéraient en chacun de nous, au-delà de cette question de volonté. Les répondants du questionnaire m'ayant livré des récits de leurs expériences les plus significatives, j'ai pu distinguer deux processus notables :
- Les processus d’acceptation consistant à regarder autrement une situation : faire avec ce que l’on a, admettre une imperfection, un échec, une difficulté, se libérer des diktats, être en phase avec ce que l’on est et ce que l’on pense, revendiquer ses convictions, accepter ses limites ou celles de l'autre...
- Les processus de renouvellement consistant à changer radicalement quelque chose : se lancer dans une reconversion professionnelle, oser se mettre à notre passion, partir à l'aventure, relever un challenge sportif, recommencer sa vie amoureuse…
L'ensemble de ces réponses invitaient à associer l'acte du changement avec la prise de conscience d’un désir essentiel jusqu’alors maltraité (ou ignoré). Les raisons ayant enclenché cette prise de conscience étaient, selon les témoignages, volontaires ou non : l’inconfort, la mort, le danger, les signes du temps, ou bien l’espoir, les enfants, l’inspiration, l’amour, la passion... Pile ou face, ils menaient néanmoins au même endroit : celui de la nécessité.
Il apparaissait donc que toute expérience nouvelle pouvait permettre la mise en marche d’une mutation. Bien entendu, celle-ci s'accompagnerait d'une maturation longue et complexe, parsemée de graines et de doutes, et pourrait prendre l'allure d'un périple infini. Mais le chemin se construirait tout de même, pourvu que l'on accepte, avec obstination et patience, nos failles, nos fragilités et nos doutes.
Voici le "bilan" que j'ai pu dresser de ce premier questionnaire participatif. Les réponses reçues durant ces trois semaines de récolte ne constituent évidemment en aucun cas un panel représentatif de quoique ce soit ; mais il me plait de les considérer avec l’attention que tout murmure mérite pour qu’en jaillisse une vérité sensible.
Nous sommes aujourd'hui face à une catastrophe mondiale qui transforment nos vies sans que nous l'ayons décidé. Elle nous met face à nos peurs -pour l'autre autant que pour soi-, à nos impuissances, à notre vulnérabilité. Confinés, des nouveaux sentiments surgissent qu'il faut apprendre à gérer, nommer, accepter. Dans ce cadre, nous sommes donc amené·es à vivre une situation extraordinaire.
En nous rappelant, tout bas et pour nous-mêmes, nos vœux enfouis, l'objectif n'est pas de révolutionner le monde (en tous les cas, pas si vite) mais simplement d'ajouter, à la liste de ce qui saurait nous enrichir, quelques nouveaux tirets. Il s'agit en somme d'entrevoir des nouveaux possibles, pour la simple et bonne raison que ce qui semblait jusqu’alors impossible ne l’est soudainement plus. Lorsque j’entends que des macaques envahissent l’Australie ou que des dauphins reviennent sur les côtes, j’ai la sensation que, de l’autre côté de notre confinement, la Nature reprend ses droits. De même, par ma fenêtre, à vingt heures, lorsque nous applaudissons toutes et tous en l’honneur des anonymes qui préservent quotidiennement nos vies, je me mets à espérer une revalorisation de ce qui devrait être notre essentiel : l’éthique et la solidarité. Ce ne sont que deux exemples. Il y en a tant d’autres.
Lorsque nous serons dehors à nouveau, j’espère que nous hésiterons à reprendre la vie d’avant et que nous n’oublierions pas le lever de rideau que cette tragique pandémie aura engendré sur ce que nous sommes, et ce que nous pourrions être. Il me plait de penser que cette vie entre parenthèse n’aura justement pas été un temps suspendu mais un temps à part entière. Car, nous le savons, ce que nous vivons à cet instant est historique. Avec humilité et courage, façonnons l'horizon qu’il nous plaira de regarder demain. Du mieux que l'on pourra. Sans promesse de réussite. Tâchons, simplement, d'essayer.